Par Ferghane Azihari, Frédéric Douet, Victor Fouquet et Philippe Nantermod

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Libéraux ou non, tous les économistes s’accordent sur les effets dissuasifs de la fiscalité. Le protectionniste veut des taxes douanières pour décourager l’importateur. L’écologiste souhaite une fiscalité verte contre le pollueur. Que cherchent alors les partisans d’une confiscation plus lourde sur ces créateurs de richesses que sont les entreprises, les travailleurs, les épargnants et les investisseurs ?

On visionnera l’entretien que le journaliste suisse Darius Rochebin a conduit avec Thomas Piketty le 22 décembre 2019 pour comprendre en quoi ce procès d’intention est légitime. L’économiste socialiste invitait la Suisse à abandonner son statut de paradis fiscal, concédant qu’elle serait de 20 % à 30 % plus pauvre qu’aujourd’hui si elle avait depuis toujours été alignée sur les pratiques des Etats les plus spoliateurs. Piketty reconnaît que, toutes choses égales par ailleurs, les « enfers fiscaux » nuisent à leur prospérité, ce dont il se félicite.

Les détracteurs de la concurrence fiscale sont dans la même contradiction. En critiquant l’attractivité des pays modérés, ils reconnaissent l’effet répulsif de la confiscation. Dans ces conditions, ceux qui se soucient de la compétitivité de l’économie mondiale doivent exiger une baisse massive des impôts partout et pour tous. La seule harmonisation fiscale légitime serait d’imposer aux États des taux maximums faibles plutôt que des taux minimums élevés. 

Hélas, l’OCDE prend le chemin inverse. Joe Biden a proposé un taux mondial minimum d’imposition sur les sociétés de 21 % avant de le réduire à 15 %. Pascal Saint-Amans, le directeur du centre de politique fiscal de l’OCDE, a exprimé le souhait que les États s’accordent sur le taux le plus élevé. À croire que la confiscation est une fin en soi. 

Les paradis fiscaux sauvegardent les activités des entreprises implantées dans les pays les plus pénalisants en allégeant leur fardeau.

D’aucuns rétorqueront que, les havres fiscaux vivant aux dépens des autres, leur multiplication supprimerait leurs avantages. Cette objection commet l’erreur de dépeindre le commerce international comme un jeu à somme nulle et le marché des capitaux comme un gâteau fixe. Ce dernier s’élargit à mesure que l’on récompense le travail, l’accumulation d’épargne et du capital chez toutes les couches sociales. 

Ainsi, même les Suisses ont intérêt à être encerclés de paradis fiscaux pour importer des produits plus abondants et innovants en provenance d’une Europe plus capitalisée. D’autant que de nombreuses études montrent que les paradis fiscaux sauvegardent les activités des entreprises implantées dans les pays les plus pénalisants en allégeant leur fardeau. À l’heure où l’humanité mène une course pour augmenter les capacités de Big Pharma et produire en masse des vaccins contre la COVID-19, qui peut nier que les capitaux des uns font la prospérité des autres ?

Rappelons enfin que la multiplication des paradis fiscaux n’aurait rien de saugrenu au regard de l’histoire. « À la fin du XIXe siècle, selon les critères actuels, tous les pays occidentaux peuvent être considérés comme des paradis fiscaux : le secret bancaire est respecté dans la plupart d’entre eux […], et les capitaux étrangers sont partout imposés modérément », note Christophe Farquet dans un ouvrage paru en 2018 (« Histoire du paradis fiscal suisse », Les Presses de Sciences-Po, 2018). L’historien rappelle que les « paradis fiscaux » du XXIe siècle ne sont pas nés d’une volonté active. Leur singularité est plutôt le résultat de la décision des grands pays d’abandonner au cours du XXe siècle la sobriété fiscale qui était la norme et qui a favorisé l’industrialisation de l’Occident. Les déviants sont-ils alors ceux que l’on désigne actuellement ? 


Ferghane Azihari est délégué général de l’Académie libre des sciences humaines et membre de la Société d’économie politique ; Frédéric Douet est professeur de droit fiscal à l’université Rouen-Normandie ; Victor Douet est fiscaliste ; Philippe Nantermod est avocat, conseiller national et vice-président du parti libéral-radical (Suisse).